
Dans La Ville noire de Sand, la focalisation du récit sur le personnage du jeune maître-armurier Sept-Épées permet de mettre en lumière le personnage féminin de Tonine, qui se transforme au fil du roman : elle maîtrise la langue de l’intérêt, elle tient les comptes et elle va jusqu’à réformer la vie industrielle de la vallée d’Auvergne où se déroule ce roman, en même temps qu’elle fait triompher l’amour dans le respect de sa liberté. Dans La Joie de vivre de Zola, l’orpheline Pauline, recueillie par des cousins, s’engage dans une grande lutte contre son égoïsme, lutte ambivalente dans laquelle elle conquiert sa puissance morale tout en se laissant spolier et tromper par sa famille d’adoption et en renonçant au bonheur et à l’amour.
Le lien entre ces deux romans, que nous étudierons successivement, est la complexité conférée à ces personnages féminins puissants, dont les auteurs font les vecteurs d’une insatisfaction puis d’une révolution douce. Le lien est aussi la présence de l’argent, dont Tonine et Pauline comprennent et bouleversent la circulation. Parler ici de femina œconomica ne consiste pas à verser dans une essentialisation genrée des conduites féminines par rapport à l’argent ou à l’intérêt, mais à reconnaître des socialisations génériques de l’argent et à étudier comment les personnages de roman s’en accommodent ou les dépassent. On veut indiquer par-là l’écart introduit par ces personnages féminins par rapport aux modèles de circulation de la fortune que le XIXe siècle est en train de figer. L’homo œconomicus (le mot est utilisé à partir du début du XXe siècle) est, comme on le sait, une fiction sur laquelle se fonde la théorie du marché et des équilibres économiques : la fiction d’un individu ultra-rationnel sans passé et sans passions qui ne songerait qu’à « maximiser » son « utilité », c’est-à-dire à optimiser ce qui lui semble être son intérêt. En créant les personnages de Tonine ou de Pauline, Sand et Zola remettent au contraire la chair dans l’intérêt, bouleversent le rapport entre rationalité et sentiment, mélangent roman sentimental, utopie sociale et roman philosophique. Ces héroïnes féminines dessinent une autre économie domestique ou sociale, en même temps qu’une autre économie des rapports humains, et la forme romanesque en sort ébranlée.
- Teacher: Reffait Christophe